Citation: Jean-Paul Demoule, professeur d'archéologie à Paris 1,
dirige des fouilles en Europe orientale sur des sites où d'aucuns
voient la preuve de l'existence des mythiques Indo-Européens.
Entretien avec un chercheur pétri de
l'esprit de 68 qui n'a pas
pour habitude de mâcher ses mots.
Le Point :
Indo-européen.
Ce terme, initialement appliqué à une famille de langues, désigne,
pour certains, un peuple de cavalier nomades venus de l'Est
dont nous serions les descendants. Qu'en pensez-vous ?
J-P D :
Les Indo-Européens sont une création des linguistes du XIXe siècle,
nullement une réalité historique.
Certes, il se passe des choses dans les steppes orientales
au IVe millénaire avant notre ère.
Des échanges et des conflits se produisent entre les pasteurs
semi-nomades et les sociétés néolithiques des Balkans.
Mais cela n'a rien à voir avec une expansion progressive
de guerriers à cheval.
Le Point:
Mais n'y a-t-il pas des preuves archéologique de l'existence
des Indo-Européens ?
J-P D :
Ce que l'archéologie permet de constater pour cette période,
c'est qu'en quelques siècles, de façon à peu près synchrone,
apparaissent des chefferies.
Par exemple, la différence de statut social est manifeste
dans le traitement des morts.
En Europe orientale, certains sont enterrés avec quantité d'objets en or.
Alors qu'en Europe occidentale sont construites pour l'élite des tombes
monumentales, les fameux dolmens (voir - La vie au temps d'hibernatus ).
Le Point: En quoi est-ce incompatible avec les Indo-Européens ?
J-P D :
Il ne s'agit pas d'une colonisation de proche en proche par un même
peuple.
La seule diffusion culturelle indiscutable, que l'on suit de kilomètre
en kilomètre du Proche-Orient à l'Atlantique, mais 2 000 ans plus tôt,
c'est celle de la colonisation néolithique, qui entraîne une réorganisation technologique, économique, sociale...
Ce qui a amené l'archéologue britannique
Colin Renfrew à dire que néolithisation et indo-européanisation ne sont qu'un seul
et même phénomène, même si la société néolithique proche-orientale
des paysans « pacifiques » - ne correspond absolument pas
à celle définie selon le « vocabulaire commun » indo-européen ,
des nomades belliqueux. Il serait extrêmement étonnant que
les Indo-Européens viennent d'une région où l'on n'a apparemment
jamais parlé de langues indo-européennes 1
Le Point:
Les linguistes du XIXe siècle pensaient que cet ensemble de mots
communs aux langues indo-européennes exprimait l'identité
du peuple d'origine et permettrait de situer d'où il venait?
J-P D :
Ils croyaient, par exemple, que si les mots pour désigner le bouleau
étaient proches, cela voulait dire que cet arbre poussait dans la contrée originelle. Depuis, les linguistes se sont rendu compte que c'est
un présupposé naïf. Les langues évoluent de manière bien plus complexe.
Les langues romanes ont toutes un même mot pour dire cigarette,
et cela, bien sûr, ne veut pas dire que les Romains en fumaient!
Le Point: D'où vient l'erreur?
J-P D :
En fait, tout est parti d'un rapprochement établi par des érudits
de la fin du XVIlle siècle entre le grec, le latin et le sanscrit.
Ils ont pensé qu'ils dérivaient d'une seule langue d'origine indienne,
car le sanscrit était considéré comme la langue la moins évoluée
des trois.
Cette hypothèse venait surtout de l'engouement des intellectuels
européens de l'époque romantique pour la civilisation indienne.
Au cours du XIXe siècle, ce lieu d'origine s'est considérablement
rapproché de l'Europe, tout en restant situé dans des endroits
qui font rêver parce qu'on ne les connaît pas bien l'Afghanistan,
le Pamir, les steppes orientales...
Les savants allemands, en pleine période de revendications nationalistes,
ont même affirmé que ce peuple originel était celui des Germains
migrant de Scandinavie. Une hypothèse que les nazis ont poussée
jusqu'au bout de ses conséquences. Les Indo-Européens ne sont que
des vues de l'esprit.
Le Point: Comment expliquer la persistance d'un tel mythe ?
J-P D :
Il est fondé sur un modèle simpliste, facile à comprendre,
et donc à propager.
Les linguistes du XIXe siècle l'ont créé selon les modèles intellectuels
de leur époque: la structure arborescente de l'évolution, modèle
valorisé par les thèses de Darwin, et le modèle biblique de l'origine
commune des humains. Or, aujourd'hui, l'avancée des connaissances
a montré, aussi bien en linguistique qu'en biologie, que ces modèles
ne fonctionnent pas. Pourtant, on continue à nous les resservir,
accommodés d'une pointe de modernité. C'est ce que fait Ruhlen,
par exemple, en confortant son hypothèse linguistique par
des arguments génétiques - dont la validité est d'ailleurs contestée
par de nombreux généticiens.
Quant à la séduction exercée par le modèle indo-européen,
elle s'explique facilement.
Les chrétiens ont la même origine que ceux désignés comme
les ennemis par le
Nouveau Testament : les juifs.
Descendre des Indo-Européens, c'est se sortir de cette situation schizophrénique.
On comprend pourquoi les mouvements d'
extrême droite ont tant exploité cette hypothèse.
Le Point: Ce mythe n'aurait-il pas pu se construire
et se conforter à partir d'éléments réels ?
J-P D : Il n'y a pas d'éléments réels !
L'archéologie n'a livré aucune trace de l'existence des Indo-Européens.
Toutes les prétendues preuves sont invalidables, car basées sur
des raisonnements circulaires , du type:
« Les Indo-Européens peuplaient les steppes au IVe millénaire,
donc les vestiges archéologiques qu'on y trouve ne peuvent être
que ceux de cette population, donc, si on en trouve, c'est qu'ils
sont indo-européens. »
Ce n'est pas un débat scientifique, c'est un problème de croyance !
Les Indo-Européens sont un sujet d'étude très intéressant...
mais uniquement pour les sociologues.
Source:6 FEVRIER 1999
LE POINT N° 1377
Votre avis ?