Elie Arié*
01/01/13 :: 10:47
Mort aux vieux ! Dans une société basée sur le profit, où l'on considère l'humain comme
une unité de production tout juste bonne à être remplacée une fois
devenue inutilisable, quelle place gardera-t-on pour les « usagés »,
source de dépenses sans contrepartie ?
J’ai été frappé par la récente coïncidence de deux événements survenus
la semaine dernière,et a priori sans rapport entre eux:
- Le fait que l’article de Laurent Neumann, sur Marianne.net, mettant l’accent
sur la situation financière très préoccupante des régimes des retraites,
ce qui devrait angoisser tous les Français, a été lu par beaucoup de monde,
mais n’a fait l’objet que d’un nombre assez faible de commentaires, ce qui
semble témoigner d’un certain fatalisme et d’une sorte de sidération face
à une catastrophe annoncée,
- Et la programmation sur Arte, du film « Soleil Vert », racontant comment,
dans des villes surpeuplées du futur, les personnes âgées seront encouragées
à se faire euthanasier, pour être ensuite transformées en biscuits alimentaires
pour les plus jeunes.
Ce film de science-fiction de Richard Fleischer, sorti en 1973, est inspiré
d’un roman de Harry Harrison publié en 1966.
Or, aujourd’hui,tous deux paraissent beaucoup moins « fictionnels»
qu’il y a près d’un demi-siècle.
Pendant longtemps, dans la plupart des cultures,les vieux étaient à la fois
moqués (le « barbon »),mais aussi respectés,car supposés gagner
en sagesse, en savoir et en expérience.
Et le système des retraites par répartition a été inventé, créant une solidarité
entre générations qui n’est,au fond,sachant que nous serons tous vieux un jour,
que de l’égoïsme collectif et intelligent à long terme.
Mais nous sommes en train de changer de société et de culture.
Nous sommes entrés dans le monde du court terme, dans lequel tout objet
ne vaut que tant qu’il peut être source de bénéfices, mais qui, dès qu’il
se révèlera défectueux,se trouvera totalement dévalorisé et envoyé à la casse.
Et,très logiquement,l’homme devient un « objet » et est progressivement
traité comme tel.
C’est déjà, depuis longtemps,le cas des salariés-kleenex,mis à la poubelle
non seulement lorsque leur savoir-faire ne répond plus à aucune demande
du marché, mais lorsque leur âge les rend nécessairement moins performants :
« dégraissages » et quasi-impossibilité de retrouver un autre emploi dès
la cinquantaine.
Mais il n’y a aucune raison pour que cette logique économique s’arrête là.
Comme le faisait remarquer dès 2002 le psychanalyste Charles Melman (*),
« cette économie libidinale (...) est aujourd’hui au principe des relations sociales,
à travers la façon de se servir du partenaire comme un objet que l’on jette
dès qu’on l’estime insuffisant » :
c’est vrai pour les mariages, comme ce sera bientôt vrai pour les vieux.
Et de poursuivre sa démonstration :
« Le problème de la prolongation de l’existence, par exemple, va poser
des questions qu’il faudra résoudre. La masse des vieux coûtera cher
à toute une génération. Et celle-ci devra trouver le moyen, avec des
apparences honnêtes, de régler ce problème, c’est-à-dire de jeter ce qui,
après avoir servi,est devenu usagé,source de dépenses sans contrepartie.
(...)
Je vois très bien se profiler cette perspective : les compagnies d’assurances
versant des primes aux personnes âgées qui auront souscrit des polices
afin qu’elles servent à assurer un héritage à leur descendance,moyennant
euthanasie pour raccourcir un parcours socialement onéreux.
Le dire comme cela paraît abominable et monstrueux.
Mais on voit régulièrement des choses semblables se passer.
Alors pourquoi pas celle-là ? On développera toutes les argumentations
et les théories nécessaires pour justifier l’affaire.
Il y aura même des volontaires, il y en a d’ailleurs déjà.
Alors on commencera par accepter,légaliser l’euthanasie,et puis à partir de là... »
Complétons le raisonnement :
de l’euthanasie pour mettre fin à des souffrances sans espoir de rémission
et que la médecine est incapable de soulager, on glissera progressivement
vers l’euthanasie pour convenance personnelle sans justification médicale
(« ma vie ne m’intéresse plus ») ,puis à la pression sociale culpabilisatrice
envers ceux qui, refusant l’euthanasie, s’obstinent à constituer
une charge improductive pour la société, alors qu’ils pourraient,
en anticipant le moment de l'héritage, contribuer à la prospérité
des jeunes générations encore actives : processus dont les biscuits
alimentaires de « Soleil Vert » ne constituaient que le symbole prémonitoire...
On vit une époque formidable : bonne année à tous !
*- Dans son livre « L’homme sans gravité », Folio Essais, Denoël, 2002
* Cardiologue et chroniqueur